La présente contribution s’appuie sur les travaux de recherche menés dans le cadre d’une thèse de doctorat intitulée « Aménagement et décroissance territoriale, vers une approche transfrontalière » qui s’attache tout particulièrement aux problématiques démographiques à l’oeuvre entre la France et l’Allemagne1.
L’intérêt que l’on peut porter aux espaces en situation contiguë s’inscrit dans le cadre plus général de diffusion des processus de décroissance à l’échelle mondiale.
En Europe, nombre de territoires, préférentiellement situés en Allemagne et plus généralement dans les pays d’Europe centrale et orientale, dans une moindre mesure en France, connaissent une perte continue de leur population, s’opposant à d’autres en forte croissance2 3.
De tels écarts trouvent leur source dans des cadres nationaux globalement hétérogènes. Ainsi, tandis que la République fédérale allemande est touchée par un important vieillissement de sa population, en raison d’une fécondité bien inférieure au seuil du renouvellement générationnel de 2,1 enfants par femme (1,45 en moyenneen Sarre en 2019 ; 1,57 en moyenne nationale) (Eurostat)4 difficilement compensée par le solde migratoire, les changements démographiques à l’oeuvre dans l’Hexagone traduisent davantage l’idée d’une perte locale en attractivité. Plus précisément, bien que la déprise démographique concerne de l’ordre de 20 % des aires urbaines, elle n’impactait finalement, en 2010, que 9 % de la population urbaine française, laissant alors à penser que les territoires à forte densité de population sont moins exposés aux phénomènes de décroissance5 6.
De tels écarts se montrent particulièrement palpables à la frontière, comme en témoigne la cartographie suivante.
La cause de la croissance des communes françaises est toutefois ici à chercher dans le caractère frontalier même de ces territoires, pour lesquels les différences de voisinage se trouvent exacerbées7. Malgré de tels écarts, des poches de décroissance partagée sont identifiables comme c’est le cas entre les villes voisines et jumelées de Forbach (Moselle) et de Völklingen (Sarre).
Liées sur les plans économique, démographique et culturel, en raison de leurs activités minières et industrielles, développées de concert (bassin houiller transfrontalier), leurs dynamiques se montrent néanmoins contrastées depuis les crises sidérurgique et houillère, entamées dans les années 1960. De tels décalages restent le reflet de contextes et de réponses politiques hétérogènes à cet enjeu commun, traductions des écarts temporels à l’oeuvre et du niveau de reconnaissance des processus, ainsi que des outils mis à disposition des professionnels pour en limiter les effets. Aussi, les changements de paradigmes politiques à l’oeuvre en Allemagne, depuis le tournant du siècle, répondent aux conclusions alarmistes d’une commission d’experts indépendants sur les questions d’évolution du marché immobilier et du recul démographique (2000). Elle est au coeur de la prise de conscience de la durabilité des dynamiques de décroissance et finalement de l’inadéquation du « modèle de la croissance et de celui du ’plus vite – plus haut – plus loin’ » aux problématiques locales, régionales et nationales8. Au contraire de sa voisine allemande, le processus côté français n’est un enjeu ni national, ni régional de l’action publique. Il ne concerne qu’un nombre limité de territoires, marqués soit par leur densité de population et leur situation géographique périphérique, soit par leur environnement économique dégradé. Dans un système centralisé, et ayant encore des difficultés à intégrer totalement le principe de subsidiarité9, l’intégration politique des réalités locales du processus de décroissance se trouve inévitablement retardée.
De telles discontinuités aux frontières se retrouvent entre les deux villes jumelées. Elles se montrent d’autant plus fortes que la commune sarroise est, depuis la fin de l’année 2002, un territoire pilote pour la recherche autour de la thématique du redéveloppement urbain des villes ouest-allemandes (ExWoSt – Forschungsfeld Stadtumbau West) et d’évaluation du programme État-Région, lancé en 2004 (Stadtumbau West). Au-delà de la recherche sur ce dernier, après dix-sept ans de mise en oeuvre, on constate des résultats prometteurs. Par la réhabilitation des bâtiments remarquables de Völklingen, couplée à des opérations de démolitions d’immeubles laissés en friche et de dédensification du bâti, ainsi que par le renforcement des centralités de la ville, le programme participe à l’amélioration générale du cadre et des conditions de vie des habitants. Les aspects sociaux de la décroissance font, quant à eux, l’objet d’un volet dit de la « ville sociale » (Soziale Stadt). En parallèle, les besoins de revitalisation urbaine ont mené à une protection rapide de son patrimoine industriel. L’ancien site sidérurgique est d’abord reconnu comme héritage culturel sarrois dans les mois suivant sa fermeture (1986) puis mondial huit ans plus tard. La notoriété du complexe est d’autant plus forte qu’il accueille, depuis 2005, des expositions temporaires à succès et présentant des pièces remarquables. Ainsi, en 2021, la Völklinger Hütte a dépassé le nombre cumulé de 4,4 millions de visiteurs. Par ces actions, la ville semble donc réussir à atteindre son objectif de stabilisation de sa population (-11,88 % habitants entre 1980 et 2010, mais + 2,20 % entre 2010 et 2018).
Du côté français, il faut attendre l’allocution du Premier ministre, en date du 14 décembre 2017, pour que la problématique de la décroissance soit évoquée par les plus hautes sphères de l’État. La réponse prend la forme d’un programme national de « revitalisation » des espaces urbains, dit « Action Coeur de Ville » (ACV) (27/03/2018). Il concerne 222 villes moyennes françaises, touchées par la fracture territoriale et des centres-villes en perte
de vitesse, parmi lesquelles Forbach. Toutefois, en raison de son caractère récent, les solutions apportées aux problématiques de décroissance demeurent, pour l’instant, d’une ampleur moindre qu’en Allemagne. Par ailleurs, un retour à la croissance n’est pas définitivement écarté, en accord avec des objectifs d’accroissement démographique généralement de mise dans les orientations d’aménagement et de programmation des territoires. En témoignent les résultats espérés par la municipalité d’un gain de « 200 à 300 ménages supplémentaires » (ancien maire de Forbach), grâce au programme ACV mais aussi aux programmes de rénovation urbaine de l’Anru, alors même que la commune n’a gagné que quatre-vingt-dix habitants entre 2011 et 2018 et qu’elle enregistre même un recul de 20,66 % de sa population entre 1982 et 2011.
Des tels écarts témoignent donc de cultures différentes de l’aménagement aux frontières10 et participent à de réelles discordances en termes de discours et de représentations entre les deux villes11.
1. Morel--Doridat Frédérique. Aménagement et décroissance territoriale, vers une approche transfrontalière. Metz : Université de Lorraine. 2021.
2. Turok Ivan, Mykhnenko Vlad. The trajectories of European cities, 1960–2005. In : Cities. Juin 2007, Vol. 24, n° 3, pp. 165-182.
3. Wolff Manuel, Fol Sylvie, Hélène Roth, Cunningham-Sabot Emmanuèle. Shrinking Cities, villes en décroissance : une mesure du phénomène en France. In : Cybergeo : European Journal of Geography [en ligne]. Aménagement, Urbanisme, document 661, mis en ligne le 8 décembre 2013. Disponible sur : http://journals.openedition.org/cybergeo/26136.
4. Au-delà même des progrès à l’oeuvre sur les plans de la santé, de l’éducation et de l’émancipation des femmes, le vieillissement de la population allemande résulte d’une part de crises structurelles régionales, entre « choc des systèmes » en Allemagne de l’Est et crise industrielle dans la Ruhr et le Land de Sarre et, d’autre part, du poids des valeurs sociétales : l’idée qu’un enfant puisse souffrir de l’activité professionnelle de la mère reste persistante (page 44. Bujard Martin, Dorbritz Jürgen, Grünheid Evelyn, Kühntopf Stephan, Lück Detlef, Naderi Robert, Passet Jasmin, Ruckdeschel Kerstin. (Keine) Lust auf Kinder ? Geburtenentwicklung in Deutschland [en ligne]. Wiesbaden : Bundesinstitut für Bevölkerungsfroschnung (BiB), 2012, 57 p.
5. Grasland Claude, Sessarego Marques Da Costa Nuño. Le temps long des phénomènes démographiques. In : Baron Myriam, Cunningham-Sabot Emmanuèle, Grasland Claude, Rivière Dominique, Hamme Gilles Van, Villes et régions européennes en décroissance, maintenir la cohésion territoriale. 2010, Lavoisier. Paris : Hermès. pp. 43-66.
6. Wolff Manuel, Fol Sylvie, Hélène Roth, Cunningham-Sabot Emmanuèle. Shrinking Cities, villes en décroissance : une mesure du phénomène en France. In : Cybergeo : European Journal of Geography [en ligne]. Aménagement, Urbanisme, document 661, mis en ligne le 8 décembre 2013. Disponible sur : http://journals.openedition.org/cybergeo/26136.
7. Le travail frontalier occupe un peu plus d’un actif sur dix en Moselle-Est (portail statistique de la Grande Région) et l’évasion commerciale à destination de l’Allemagne concerne de l’ordre de 9,6 % des achats de Moselle-Est (CCI Moselle-Est, 2018).
8. Page 304 ; Bohne Rainer. Tabuzone Stadtumbau-Ost. In : HUFNAGEL, Rainer et SIMON, Titus (éd.), Problemfall Deutsche Einheit: Interdisziplinäre Betrachtungen zu gesamtdeutschen Fragestellungen [en ligne]. Wiesbaden : VS Verlag für Sozialwissenschaften. 2004, pp. 299-310.
9. Gegenstromprinzip : les enjeux et objectifs locaux doivent peser dans l’écriture et les mises à jour des documents allemands de niveau supérieur.
10. Knieling Joerg, Othengrafen Frank. Planning Culture – A Concept to Explain the Evolution of Planning Policies and Processes in Europe? In : European Planning Studies. Novembre 2015, Vol. 23, n° 11, pp. 2133-2147.
11. Morel--Doridat Frédérique. Aménagement et décroissance territoriale, vers une approche transfrontalière. Metz : Université de Lorraine. 2021.