Un accroissement démographique plus faible en France que dans la plupart des pays européens
Au XIXe siècle, l’Europe est entrée dans une phase de transition démographique, liée aux mutations socio-économiques induites par les révolutions industrielles, notamment dans le secteur médical et alimentaire1. La transition démographique, théorie dont la première définition a été esquissée par Adolphe Landry en 19342, désigne le passage d’un régime démographique caractérisé par une forte mortalité et une forte natalité, à un nouveau régime où la mortalité et la natalité sont faibles. Au cours de cette transition, le décalage entre les périodes où s’opèrent la baisse de la mortalité et la baisse de la natalité entraîne un accroissement démographique. En Europe, le gain de population qui résulte de ce décalage a été plus ou moins important selon les pays, car la transition démographique s’y est réalisée à des périodes différentes, sur une durée plus ou moins longue et selon diverses modalités3. Entre 1820 et 1968, ce sont notamment les pays du nord de l’Europe qui ont connu la plus forte croissance : les Pays-Bas ont ainsi vu leur nombre d’habitants se multiplier par plus de cinq, le Danemark, la Finlande et la Norvège par plus ou moins quatre. Pour les autres pays d’Europe, leur population a doublé ou triplé sur cette période. La France fait figure d’exception, puisque sa population n’a été multipliée que par 1,6. Enfin, l’Irlande est le seul pays dont la population a diminué, de plus de moitié, au cours de cette période.
La particularité de la transition démographique de la France se traduit par un recul de son poids dans la population européenne
En 1820, la France était le pays le plus peuplé d’Europe4 avec 31,2 millions d’habitants (soit 19,4 % de la population européenne), suivie de l’Allemagne (24,9 millions), du Royaume-Uni (21,2 millions), de l’Italie (20,1 millions) et de l’Espagne (12,2 millions). Plus de cent ans plus tard, en 1968, la France se situait à la quatrième place des pays les plus peuplés d’Europe, avec 51 millions d’habitants (soit 12,4 % de la population européenne), derrière l’Italie (52,9 millions), le Royaume-Uni (55,2 millions) et l’Allemagne (76,5 millions).
Ce recul du poids démographique de la France dans la population européenne s’explique principalement par le fait que la France ait amorcé plus tôt sa transition démographique que ses voisins. En effet, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, la natalité a commencé à diminuer en France, alors que dans les autres pays d’Europe cette diminution a rarement débuté avant la seconde moitié, voire la fin du XIXe siècle6. La baisse quasi simultanée de la natalité et de la mortalité en France est à l’origine de ce plus faible accroissement démographique.
Plusieurs raisons sont avancées pour expliquer la précocité de la transition démographique française7 :
- le recul de l’âge moyen au mariage et la fréquence du célibat au XVIIIe siècle conduisent à une baisse des naissances, ces dernières étant rares en dehors des unions légitimes du fait des valeurs morales en vigueur à cette époque ;
- une volonté accrue des couples de contrôler le nombre de leurs enfants, en lien avec l’influence de la philosophie des Lumières et le déclin de l’adhésion aux valeurs religieuses ;
- la suppression du droit d’aînesse par le Code civil de Napoléon en 1804, qui entraîne une réduction du nombre d’enfants pour mieux préserver le patrimoine familial ;
- la fragilisation du lien familial, en raison des migrations vers les villes et de la hausse du salariat féminin suscitées par les mutations économiques qui touchent l’agriculture et l’industrie.
ZOOM
LES RÉPERCUSSIONS DÉMOGRAPHIQUES DE LA GRANDE FAMINE EN IRLANDE
Entre la seconde moitié du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle, l’Irlande connaît une forte croissance démographique : sa population est passée de 2,5 millions au milieu du XVIIIe siècle, à cinq millions au début du XIXe siècle et à plus de huit millions en 18418. Mais l’apparition du mildiou en Irlande, vers 1845, va mettre un coup d’arrêt à la croissance démographique irlandaise, déjà ralentie par la baisse de la natalité et la hausse de l’émigration qui s’installent à l’issue des guerres napoléoniennes9. En détruisant les récoltes de pommes de terre, légume sur lequel repose principalement l’alimentation des Irlandais au début du XIXe siècle, notamment pour les plus défavorisés, le mildiou conduit à ce que les historiens ont appelé « la Grande Famine ». Ses conséquences sont désastreuses pour l’Irlande : entre 1845 et le début des années 1850, environ un million de personnes décèdent et plus de 1,5 million partent, principalement vers l’Amérique du Nord, la Grande-Bretagne, l’Australie et la Nouvelle-Zélande10. La forte émigration, la baisse de la natalité et de la nuptialité11, conséquences plus ou moins directes de la famine, perdureront, faisant de l’Irlande le seul pays d’Europe occidentale à connaître une décroissance démographique de cette ampleur au cours du XIXe siècle.
1. Vallin Jacques. I. Le peuplement de la France. In : La population française. Paris : La Découverte, 2001, pp. 6-33. (Repères).
2. Landry Adolphe. La révolution démographique: études et essais sur les problèmes de la population. Ined éditions, 2020, 280 p. (Classiques de l’Économie et de la Population).
3. Dupâquier Jacques. Introduction. In : Dupâquier Jacques, Garden Maurice. Histoire de la population française (3). De 1789 à 1914. Paris : Presses Universitaires de France, 1988, pp. 1-13.
4. Dans le présent article, les analyses réalisées concernent les 15 pays européens (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grande-Bretagne, Irlande, Italie, Norvège, Pays-Bas, Portugal, Suisse et Suède) pour lesquels des données démographiques sont disponibles de façon continue entre 1820 et 1968 et les 20 pays européens (les 15 pays précédemment cités, auxquels s’ajoutent l’Albanie, la Bulgarie, la Hongrie, la Pologne et la Roumanie) pour lesquels des données sont disponibles aux trois dates suivantes : 1820, 1900 et 1968.
6. Vallin Jacques. I. Le peuplement de la France. In : La population française. Paris : La Découverte, 2001, pp. 6-33. (Repères).
7. De Luca Barrusse Virginie. Premier chapitre – L’évolution de la population française. In : Démographie sociale de la France (XIXe-XXIe siècle). Paris : Presses Universitaires de France, 2010, pp. 15-59.
8. Bensimon Fabrice, Colantonio Laurent. I. L’Irlande à la veille de la Grande Famine. In : La Grande Famine en Irlande. Paris : Presses Universitaires de France, 2014, pp. 19-32.
9. Ibid.
10. Vaughan Géraldine. La famine en Irlande. In : L’Histoire [en ligne]. Janvier 2016, n° 419. Disponible sur : « https://www.lhistoire.fr/la-famine-en-irlande » (consulté le 3 novembre 2021).
11. La nuptialité exprime la fréquence des mariages conclus sur une période donnée. Elle se mesure habituellement à l’aide d’un taux de nuptialité, qui exprime le rapport entre le nombre de mariages célébrés et l’effectif moyen de la population.